en   MOT  dièse
petite  ANTHOLOGIE  de  poésie  et  de  musique  de  chambre

d'Edgar POE et traduit (très librement) par Philippe MARTINEAU

Vidéos en bas de page - Cliquer ici en cas de problème de visionnage de nos vidéos

LE CORBEAU
( The Raven )



L’âtre avait un feu
en proportion du froid qui cernait la demeure ;
pendant que je lisais sans fin
pour oublier celle que j’avais élue
et que les anges désormais comptaient parmi les leurs.

Et quoique las de lire (je lisais depuis l’aube),
je m’accrochais encore à quelque livre épais ;
l'auteur, y dévoilant son âme,
était de ceux que j'eusse craint de rencontrer...
Quand il y eut comme un heurt à la porte d’entrée.
« Vu l’heure indue, me dis-je, ce n’est personne -
et surtout pas l'auteur ! »
D’autant qu’un silence acquiesça
et qu'il fallut tourner la page.

C’était bien à la porte que ça heurtait – encore.
« C’est quelque passant égaré dans la nuit,
sans autre escorte que la lune. »
me dis-je en allant ouvrir – enfin.
Mais la lune était seule.
Seule aussi au chevet de la tombe.
Je ne pus refermer sans qu’un rideau frémît –
en proportion de ma hâte.

De retour à mon livre j’en repris le cours.
Mais comment rester sourd à cet autre heurt –
plus fort et contre les volets ?
« Que le soir est venteux - et en veut aux volets ! »,
me dis-je avant que d’aller les ouvrir,
d’un coup sec.
Mais l’air au dehors était fixe,
tant y régnait un froid mortel.
La lune, aussi, ne bougeait pas ;
au chevet de la tombe.

Je ne pus refermer sans qu’un corbeau entrât,
corps et ombre,
et se posât – sans heurt – sur le haut de l’horloge,
une horloge arrêtée – depuis les obsèques -
et dont le balancier frémit !
mais sans battre à nouveau.

L’oiseau ne manquait pas d’allure,
et semblait davantage une allégorie
que la piètre figure d’un charognard.
Il me semblait, pour tout dire,
que tout homme de goût
ne pouvait l’approcher sans quelque révérence ;
ce que d’ailleurs je me surpris à faire.
Mais j’eus tôt fait de m’en vouloir
et de lui demander avec aplomb,
comme s’il ne fût qu’un dieu auquel nul ne croyait :
« Comment sonne ton nom dans la langue des cieux ? »
Quand il dit avec autant d'aplomb : « Jamais plus ! »

Qu’il eût le don de la parole
et qu’en outre il semblât répondre à la mienne
me fit douter de tout – de moi
et de ma conception du monde.
Me fallait-il admettre qu’un oiseau pensât
au point de se nommer « Jamais plus » ?
L’intrus n’ajouta rien
comme si ce nom en eût exprimé tout l'être
(si tant est que les mots puissent exprimer
autre chose qu’eux-mêmes !).

« Mais, me dis-je en bon cartésien que j’étais,
ces deux mots sont un refrain que tout charognard connaît
pour l’avoir maintes fois entendu des lèvres pâles d’un moribond :
« Jamais plus... jamais plus. »

Et bien que ce corbeau ne me parût qu’un perroquet
je n’en voulus pas moins l’éprouver à nouveau
dans la langue de Descartes,
ce que je fis – non sans respect :
« Ô toi qui viens des cieux les plus inexplorés
dis-moi si l’on y peut étreindre celle que j'avais élue. »
Face aux volets ouverts et à la porte close,
l’oiseau redit : « Jamais plus ! ».

Mais qui fut dit avec un autre ton,
ce dont un perroquet n’eût pas été capable.
Abasourdi, accroché aux bras de mon fauteuil,
comme à un tronc au milieu des courants,
orphelin de ma foi cartésienne,
je ne savais que croire.
Et ce fut par hasard que je me mis à dire :
« Puisque l’amour n’est plus, laisse-moi l’oublier ! »
Quand j’entendis déjà : « Jamais plus !  »

Bien que muet d'effroi,
j’eus encore assez d’âme pour crier :
« Qui que tu sois,
charognard du temps ou de l’esprit,
rejoins l'orbite de Pluton,
retourne aux vents qui t'ont forgé,
et laisse moi sourd à ce que tu profères ! »
Mais le corbeau redit plus fort : « Jamais plus ! »
et depuis lors le répète à chaque heure
du haut de l’horloge arrêtée,
cette tombe du temps,
du temps que nous vécûmes...

Et depuis lors
le ciel est resté noir ;
la lune, au chevet de l’amour ;
et le balancier, au plus bas.

in « GOETHE et POE » édition 2016 (voir LIBRAIRIE)

Voir le poème "Le Corbeau" de Philippe Martineau,
très largement inspiré par celui de Poe.


par Gilles-Claude THERIAULT :

par le traducteur :
Accueil | Poésie | Fables et farces | La Fontaine parodié | Aphorismes | Musique de chambre | Spectacles | Contact et liens